Un feu sur la mer

publié le 12 décembre 2010 (modifié le 17 janvier 2011)

Louis Cozan est retraité des phares et balises, il vient de faire paraître un livre "Un feu sur la mer" mémoires d’un gardien de phare

Il est des métiers qui disparaissent pour cause de progrès.
Celui de gardien de phare est l’un de ceux-ci. Ce témoignage est précieux car les gens de la mer ne sont pas toujours enclins à parler d’eux et de ce qu’ils ont vécu.
Louis Cozan est retraité des phares et balises, il vient de faire paraître un livre "Un feu sur la mer" mémoires d’un gardien de phare ;préface d’Eugène Riguidel.

Louis Cozan est né à Ouessant. Après avoir navigué au long-cours sur des pétroliers, il est entré à peine âgé de vingt ans au service des Phares et Balises : une première relève mouvementée au phare de la Jument puis, Kéréon, le Stiff, le Créac’h, le phare de l’île de Sein … Phares ancrés sur des roches à peine affleurantes au cœur d’une mer toujours tourmentée ; plus rarement phares insulaires où travail et vie familiale tentent de se partager dans un équilibre précaire.

Au premier plan du témoignage de Louis Cozan - le service et son incessante contrainte visant à garantir en toutes circonstances la sécurité de ceux qui naviguent.

Extrait du livre :

Île réduite à sa plus simple expression, le phare en mer est aussi - plus encore ? - un lieu de partage ou s’ébauche un dialogue entre gardiens astreints aux mêmes veilles, entre gardiens et marins de passage, entre le phare et la terre voisine. De la Jument ou de Kéréon, Ouessant est en vue : ce que les sens ne relèvent pas, l’imagination s’emploie à la recréer. Louis Cozan excelle à rendre compte des solidarités, aussi discrètes que solides, tressées entre les phares et les îles qu’ils jalonnent. Au hasard des affectations, Ouessant, Molène et son archipel, Sein la belle insoumise, ne sont jamais loin.
EXTRAIT Quand, partout, la nature s’éveille, ici il ne se passe rien : pas d’oiseaux nichant ni de fleurs s’ouvrant à la rosée du matin. L’odeur des machines, qui imprègne le bâtiment, est en conflit permanent avec le parfum iodé de la mer. Ce sont les seules senteurs que nous connaissons, quelle que soit la saison.

Notre vaisseau de pierre n’est qu’une grosse brute maritime. Son épaisse muraille ne convient qu’aux saisons rudes. Monumental et indestructible, c’est un château de tempête, un ouvrage de guerre, si rassurant lorsque la mer devient folle mais pesant comme une prison lorsque, à une encablure d’ici les senteurs de foin coupé et la légèreté de l’air invitent à l’amour …

Ainsi, dès le printemps, l’île de Bannec, toute proche, devient l’objet de tous nos fantasmes. Avec Lanig, nous avons d’interminables conversations sur ce que serait notre vie s’ « ils » avaient eu la bonne idée de construire le phare là-bas plutôt qu’ici … Ah, s’allonger dans l’herbe ! … Fouler de nos pieds nus un sol souple ; flâner sur l’estran, les yeux aux aguets, fouillant les goémons de dérive susceptibles de contenir quelque épave ; respirer l’odeur sucrée des lichens allongés dans la mousse tendre du haut de grève ; compter les fleurs sauvages nées du jour ; cueillir comme un sacrilège les narcisses que l’on ne trouve nulle part ailleurs … Et la petite plage de sable où serait échoué notre bateau … Et tout ce que nous n’hésitons pas à installer sur cet îlot lorsque nos esprits se débrident, emplissant notre soirée de rêves insensés ! Il n’y a aucun doute, le paradis est là, juste à côté. Et, puisque paradis il y a, Ève y court librement, nue dans l’herbe rase … Et déjà c’est foutu, on a débordé le possible !

Je me dis souvent qu’ici, si je n’y prends garde, tout peut partir en mille morceaux. Il est plus que temps que cette saison s’achève, qu’un premier coup de vent vienne balayer mes châteaux de cartes.

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